Le propre du chemin, c’est qu’on y chemine.
On y transite, on ne s’y arrête pas.
Ce que l’œil voit, il ne le regarde pas vraiment. L’œil passe à la vitesse du pas. Il ne s’attache ni ne s’attarde. L’œil, comme aligné à la verticale du pied, poursuit sa route. Ce qu’il voit du sentier, c’est la lenteur oscillante avec laquelle il le parcourt. Tout ce qu’il en voit, à l’exact aplomb des pieds, est pris dans cet indolent défilement. Le souffle court, dans la gorge brûlante, donne le rythme. C’est comme un surcroît d’émoi, un début d’ivresse, un tremblement des sens, une ode désordonnée saluant le vieux dieu, le corps dru du grand Pan. Un frisson que le vent froisse.
Le tapis de matière pulvérulente amortit imperceptiblement le choc du pas. On frappe du talon la poussière du chemin. Une pomme de pin éprouve son élasticité sous la pression de la semelle. La terre du sentier – tassée, damée, comprimée au-delà de ce que l’on en peut imaginer, on la voudrait croire infrangible, infracassable absolument.
Mais la boue vient à bout de tout.
Qu’est-ce que la matière du chemin ? Il n’y a pas de nom pour cela. C’est un amalgame, c’est une fusion. Tout tend à l’ocre. Terres d’ombre, terres cuites, terres brûlées. Les feuilles, les herbes, les brindilles (et les plumes de pluviers, et les mandibules de lucanes, et les ailes d’apollons) : tout prendra la couleur muraille du chemin. Ce n’est qu’une question de temps. Il y faudra juste un peu de patience et de précipitations.
Je connais des boues incarnates. Je connais des chemins au teint de chair. Comme elle, ils sont fait d’un peu de pluie et de beaucoup de poussière.
Qu’est-ce que la matière du chemin ? Ce n’est pas une couleur, c’est un état d’être. C’est une inépuisable macération, une pâte improbable que l’humeur ombrageuse du monde martèle, morigène et anéantit. Les semelles pataugent dans la soupe primordiale. Une odeur de fange, de limon, de corruption, de résine moisie, de baies écrasées, de plantes putréfiées, bouscule parfois les poumons aux abois. Le trouble saisit les flaques d’eau, lorsqu’on les piétine.
Un pétale opulent – au velours violet Monseigneur – surnage étrangement dans le désastre de la boue. A-t-on seulement le loisir de retenir son souffle ? Le saccage viendra. Il est déjà venu.
Les moustiques et les mouches marchent sur l’eau corrompue ; ils font frairie des fondrières.
LA POUSSIERE DU CHEMIN
Texte de Jean-Louis Roux accompagné de six photographies originales de Pierre Gaudu.
Portfolio limité à 35 exemplaires sur papier Montval signés et numérotés,
plus 10 exemplaires marqués H.C. réservés aux collaborateurs.
Achevé d’imprimer le 14 octobre 1999 dans l'atelier de l'artiste à Grenoble.
II y a les ornières et les talus, les nids-de-poule et les bas-côtés défoncés. Il y a, mystérieusement préservée, la ligne d’herbes folles – verte, d’un vert intransigeant – qui serpente au milieu du chemin.
Il y a aussi le gué. Le gué est une continuation du sentier par d’autres moyens. C’est un sentier en pointillé. On y abandonne, durant la traversée, de sa pesanteur ou, du moins, de sa gravité. Sur cette faille, on défaille. A défaut d’y danser, on y titube, on y trébuche – on ne sait décidément pas y marcher.
Une fois franchi le roucoulement du filet d’eau, l’instabilité du gué, le pied – lourd et tremblant, pris d’ébriété – retombe (il retombe toujours) sur la croûte latéritique, l’écorce poudreuse du sentier.
Le sentier nous rattache à la terre. Il nous rattache à la poussière de quoi, demain, nous serons faits. Il nous donne à voir la déconfiture de son épiderme. Cette déconfiture est nôtre – plus excessive encore, plus indubitable surtout, lorsque le pied bute, le genou flanche, le corps vacille et la respiration se retire d’un coup. Que l’on chancelle, et c’est le monde entier qui achoppe.
La poussière du chemin est tout à fait elle (tout à fait poussière, tout à fait chemin), lorsque la conscience bascule et que le marcheur – regard soudain étoilé – se porte comme au-devant de lui. On voudrait croire à un envol, mais ce n’est qu’un succédané de chute.
Nous nous reprenons, cependant, nous reprenons le cours de nos pas. Nous nous raccrochons à l’ardeur du soleil qui nous brise. Nous nous livrons tout entiers au cynisme du vent. Nous nous abandonnons, en somme. Nous abandonnons notre sort à ce qu’en voudront bien faire les démons sylvestres, les génies taquins, les anges tutélaires de la croisée des chemins. Le marcheur est débarbouillé par le poids du pas ; la fatigue de la marche allège.
Ne rien dire ; ne pas s’arrêter. Tout voir ; tout taire.
Jean-Louis Roux
Saint-Martin-de-Clelles,
lundi 24 mai 1999