Voici des tableaux qui sont l'œuvre d'un voyageur paradoxal, d'un voyageur immobile. Pourquoi se rendre sous d'autres latitudes lorsqu'à proximité, tout près d'ici, le monde s'offre déjà dans sa totalité infinie et énigmatique ? Se déplacer à minima pour mieux s'envoler et découvrir l'inconnu. Une modeste brindille, un éclat de pierre, des reflets, quelques roseaux et l'univers vous est donné. Il suffit de s'arrêter un instant au bord du lac, regarder et encore regarder, photographier, fixer, se rapprocher de l'élémentaire pour que s'ouvre l'illumination des perspectives visuelles : ressourcement garanti. Vaine est la fébrilité touristique, il n'est de vrai voyage que mental et lent, inspiré et méditatif, ici et maintenant : le voyage comme la peinture sont chose métaphysique, intérieure. Pas "un art pauvre", mais un art métaphysique à la recherche de l'un, du tout dans le rien, du sublime dans l'insignifiant, de l'éternité dans le détail. Pas non plus une peinture intimiste des sentiments fugitifs ou déchirés mais un travail épris d'ordre, de maîtrise, de gros plans sur le banal, de lutte contre la fuite du temps. Immortaliser ce qui, aux yeux des hommes, a déjà disparu, ce qui n'a presque plus d'existence : le peintre ne sauve pas les apparences, il épiphanise la perfection de ce que l'on néglige de regarder. Et si le luxe était déjà dans la surabondance de richesses et d'équilibres construisant l'infime dérisoire. Pauvre est le luxe des fortunés comparé à celui de la nature oubliée.
Comment échapper à l'angoisse des jours ? Partir de l'atelier pour mieux y revenir, couper avec l'artifice, contempler la substance de la nature, ses qualités primitives et inépuisables. L'important n'est pas de projeter sur la toile ses états d'âme mais de s'en délivrer en exprimant la puissance harmonieuse de l'être dans ce qu'il a de plus minuscule. Par-là, l'unité apparaît sous la diversité, la structure sous les flux de l'anecdotique. C'est au fil de ce temps suspendu que la paix est retrouvée et que se gagne, peu ou prou, l'accord avec soi : Le calme après la tempête : le peintre fait chemin vers le sage. Il y a quelque chose de platonicien chez Pierre Gaudu : au spectacle de la séduction, du chatoiement baroque, du choc provocateur des images, il préfère le pur, l'immuable, la vérité ascétique des choses. Il ne peint pas un théâtre d'ombres et de lumières, mais l'ordonnancement du monde à fleur du détail ; il ne peint pas l'agitation des passions humaines mais la structure de l'être. Pierre Gaudu est un peintre ontologique, un classique confronté au monde hypermoderne. A chacun en fonction de ses résonances et de ses associations intérieures, de naviguer dans cet univers rigoureux, sans complaisance, aux frontières de l'austère.
Cela fait bien des années qu'avec Pierre Gaudu nous nous voyons, nous discutons à bâtons rompus autour d'un verre ou sur un chemin de montagne. De la vie, des amours, des chagrins et des joies, mais aussi de l'art, de la peinture, de sa démarche. Peintre solitaire à l'écart du monde et des mondanités, il a le goût et le besoin de réfléchir sur son travail, d'être mis en question par le questionnement des autres. Faire le point, prendre du recul, lui qui aime tant les sensations immédiates procurées par la nature. Ce sont quelques traces de ces échanges que l'on va lire.
Gilles Lipovetsky
2003