LE SENTIER D’OPHÉLIE
C'est en 2002 que je découvre le torrent du Bruyant, par hasard comme souvent lors de mes errances photographiques... je viens tout juste d’acquérir mon premier boîtier numérique. Quatorze années plus tard, ce torrent blotti en fond de vallon reste l'un de mes rendez-vous préférés. Sans jamais me lasser, je redécouvre à chaque saison, les endroits les plus intimes qui dévoilent toujours de nouveaux secrets. C'est le lieu le plus proche de mes pensées mélancoliques, traversées de soudaines et riantes percées lumineuses.
QUATRE SAISONS DANS LES GORGES - Le printemps n'est pas la plus facile à saisir même si c'est la plus gracieuse et photogénique. C'est l'occasion de profiter des jeunes et transparents feuillages, qui, en laissant filtrer la lumière projettent à la surface de l'eau des teintes d'un vert précieux et envoûtant. L'été, le soleil au zénith et les grosses chaleurs favorisent plus les violents écarts de lumière que l'inspiration, ce sentier devient alors une merveilleuse réserve d'ombre et de fraîcheur pour de longues heures d'exploration. L'automne reste la plus troublante, la plus inspirante, à cause de tout ce qui décline, décroche des saisons précédentes et s'accumule dans le lit du torrent. L'hiver, le vallon s'assombrissant très vite le lit du torrent devient noir, la solitude épaisse. Les arbres, les vieilles souches prennent des allures inquiétantes, un sentiment d'intranquillité me pousse vers la sortie. Malgré tout, les jeux de lumières fugaces sur les premières neiges demeurent une bonne raison de toujours y revenir.
L'OBSESSION DES LIEUX - Revisiter sans cesse les mêmes lieux reste une énigme qui me taraude l'esprit. J'aime connaître « mes » sentiers comme un musicien connaît ses partitions, ce qui me permet d'y retourner mentalement à n'importe quel moment du jour et de la nuit, de repenser mes prises de vues, d'autres perspectives, de progresser dans ma perception des lieux. Pour dire les choses simplement, cela semble parfois frôler une sorte de folie.
DE LA FOLIE A OPHÉLIE - Ophélie, (celle de Millais) découverte dans un manuel scolaire appartenant à ma sœur Anne-Marie : le Lagarde et Michard, est l'une de mes toutes premières émotions artistiques. De sa source au Furon, le Bruyant dévale un fond de gorge encaissé sombre et humide. Les pierres et les racines des arbres sont si glissantes que je garde en mémoire quelques redoutables chutes... d'où le titre d'une exposition récente Regarde où tu mets les pieds. De ces chutes à la noyade et donc à Ophélie il n'y a qu'un pas. J'ai souvent fait ce lien, surtout en hiver lorsque le ruisseau se fait menaçant et que les cinq passerelles qui l'enjambent se recouvrent de neiges et de glaces. Cette Ophélie au fil des années aura su patiemment frayer son chemin dans mon imaginaire, jusqu'à devenir ce projet : celui de rassembler - comme on rassemble ses esprits - 22 photographies pour les livrer au public.
FAIRE DES CHOIX - Sans chercher à me spécialiser sur le sujet, j'ai fait quelques recherches qui m'ont amené directement sur d'autres « Ophélie », après celle de Millais, celles de Delacroix surtout ont renforcé mes choix. J'ai retenu trois thèmes : la fameuse branche à laquelle Ophélie se raccroche et qui cède. Les reflets du ruisseau qui semblent évoquer sa longue robe et ses étoffes. Les inévitables fleurs, roses, renoncules et chardons. Enfin, j'ai privilégié les teintes entre verts et ors mêlé d'azur qui pouvaient au mieux accompagner cette légende, dans laquelle je me suis laissé glisser comme l'héroïne dans les eaux du ruisseau.
DE LA PHOTOGRAPHIE A LA PEINTURE ET INVERSEMENT - Naviguer entre ces deux pratiques n'a jamais été simple, j'ai souvent eu le sentiment d'être tiraillé entre les deux : La première qui me projette dans les grands et lumineux espaces alors que la seconde me confine dans l'atelier, lieu d'introspection et de solitude. Malgré tout, ces deux passions s'enrichissent mutuellement et au final (si j'en crois ce qu'on peut m'en dire) il y a un lien qui se ressent assez fortement et cela me réjouit. Comme photographe, je promène sans référence ni maître mon regard de peintre sur tout ce qui me touche. Mon histoire de peintre traverse celle du photographe.
Pierre Gaudu octobre 2016